Gufo

Discussion menée avec Gufo.

Sur la naissance de…

C’est un projet commun qui a mûri entre plusieurs personnes selon leurs diverses expériences professionnelles dans le milieu de l’art. Les différents savoir-faire et connaissances de chacun·e ont permis de constituer un fort désir, une nécessité presque, de monter ce projet qui résulte de choix précis en réaction/action à des systèmes de fonctionnement avec lesquels nous ne voulions plus faire de compromis.

Les trois disciplines principales du projet initial sont le pain, la céramique, l’édition, le tout gravitant autour de notions maîtresses que sont la convivialité et l’autonomie. Ce qui m’intéresse dans les matériaux que sont le levain et l’argile c’est que leur travail était assez similaire, un travail assez organique. Ce qui était intéressant avec ces matières-là, c’est que l’artisan·e qui travaille avec n’est pas maître·esse de la matière c’est plutôt la matière qui conditionne le temps de travail. C’est une forme de rapport renversé qui m’intéressait. J’ai rassemblé toutes ces questions, ces idées et le projet initial de Gufo a été fondé en mars 2020 à Marseille.

L’idée c’était d’avoir un espace où on invitait des artistes à faire des expositions, sensibles à ces questions de travail, de conditions de travail, de rémunération, de ces jobs d’à côté, de dépendance aux institutions… L’idée c’était de créer une économie interne en invitant ces artistes à faire des moules à pain en céramique dans lesquels on fait cuire du pain au levain qu’on vendrait comme des éditions d’artistes. Ce qui permettrait de produire une publication où on donne la parole à ces artistes sur toutes ces questions taboues dans le monde de l’art contemporain.

Sur le tout début de…

Gufo a ouvert un espace à la Joliette, on a eu les clefs le 1er mars 2020…  Fatal ! Après deux mois de confinement à payer un loyer pour un espace vide, les difficultés financières sont apparues dès le départ. Pendant ce temps-là on a réfléchi : est-ce que l’on arrête ? Est-ce que l’on ne fait pas ce projet ? Est-ce que l’on trouve un autre moyen de faire vivre ce projet ?

Et on s’est dit qu’on allait se donner les moyens. On a passé l’été à se servir de la galerie en faisant des dîners ouverts au public. C’était des dîners à 10 € entrée, plat, dessert, boisson. C’était donc avec très peu de moyens mais en utilisant nos réseaux et du bénévolat, tous les petits moyens qu’on pouvait trouver pour parvenir à monter une exposition ; qu’on a réussi à faire en septembre 2020.  On a donc fait une exposition avec Liv Schulman intitulée “Que faire ?”.

Ensuite, confronté·e·s à un deuxième confinement, Gufo a été dans l’obligation de fermer ses portes, mais nous avons continué le projet sous d’autres formes d’apparitions. Pendant ce deuxième confinement on a proposé aux marseillais·e·s un programme de « pains perdus » sur le même principe : demander aux artistes une petite production que l’on pouvait imprimer sur du A4 en noir et blanc ou des petits multiples que l’on pouvait livrer avec un pain de 1 kg au levain dont la recette était pensée avec les artistes. Ça a duré deux mois, c’était une expérience très enrichissante qui nous a permis de garder un lien et une dynamique avec les artistes et les publics.

À la suite de cela nous n’avions toujours pas de fonds suffisants pour ouvrir un nouvel espace, mais Gufo a été contacté par plusieurs autres espaces et ateliers d’artistes pour des collaborations ou invitations. Et c’est en avril 2021 en réponse à une invitation pour une exposition collective au Sissi Club « The way of the drunkard », que le premier « Hoot » – le magazine – est apparu et qui est depuis, produit en collaboration avec les graphistes Traduttore, traditore. « Hoot » qui renvoie aux hululements de la chouette parce que « gufo » c’est le hibou en italien.

Sur le nom…

C’est un attribut d’un personnage – dont on s’est inspiré pour le projet – qui s’appelle « Tiel l’Espiègle » issu de contes folkloriques allemands qui racontent les aventures d’un fanfaron qui n’est pas doté de grandes qualités à la naissance mais qui a toujours usé de sa ruse et sa malinerie pour s’en sortir dans la vie. Dans un épisode, il se fait passer pour un boulanger, alors qu’il ne l’est pas du tout ; le maître boulanger, moqueur, lui demande de faire des pains en formes de chouettes et de guenons. Tiel le prend au mot et s’exécute, il n’est pas si malin et n’entend pas le second degré ! Mais la morale de ces histoires c’est qu’il parvient toujours à retourner les situations dans la hiérarchie sociale, d’oppresser l’oppresseur, de rendre justice aux franges les plus populaires de la société en observant et renversant les situations.

Ce conte nous a été partagé pendant nos recherches, les attributs de Tiel sont le hibou et le miroir ça collait bien quand on cherchait un nom pour cet espace. On a cherché pleins de mots, on s’est demandé comment le « hibou » pouvait sonner dans différentes langues, et en italien ça donnait « gufo ». On aimait bien le fait que ce soit un titre court à quatre lettres et que ça rappelle « goofy » en anglais qui renvoie à la maladresse dans toutes ces pratiques amateurs qui nous sont chères.

Donc présenter des moules à pain pour Murmurations c’était vraiment l’une des idées initiales du projet qu’on a enfin réussi à mettre en forme et cela à nouveau grâce au soutien des ateliers Deter et Plage Avant.

Romain Kloeckner, pour la série Mono, Gufo, Murmurations volet I, 2022, à la Friche la Belle de Mai, exposition produite par Fræme

Sur le choix des artistes…

Ce qui nous intéressait c’était de travailler avec des artistes qui n’étaient pas forcément céramistes, qui n’avaient pas forcément des approches de céramique dans ce sens-là. Ce qui nous intéresse beaucoup c’est de partager des savoirs. Ce sont des artistes dont on connaissait le travail, qui sont aussi engagé·e·s sur ces positions vis-à-vis des institutions. Également des artistes qui sont intéressé·e·s par des partages de savoir-faire ou que l’on a rencontré·e·s par d’autres biais pendant des banquets, ou des personnes qui nous ont invité·e·s c’est donc un peu aléatoire. Il n’y a pas de profil particulier.

Ce qui est intéressant c’est de soutenir et de faire intervenir des artistes curieux·ses, qui ont un désir d’ouvrir leurs pratiques à d’autres disciplines, autre que leurs pratiques principales. De les représenter, de les diffuser un peu aussi.

Sur la rencontre…

Des parcours de Gufo, il y a eu une seconde rencontre entre certain·e·s membres qui avaient étudié aux Beaux-Arts de Bordeaux il y a plus d’une dizaine d’années, retrouvailles après des expériences professionnelles diverses dans des domaines artistiques et autour notamment des pratiques curatoriales et d’écritures et de pratiques plus manuelles dans la production. C’est après de longues discussions et des mises en commun de savoir-faire que le format du projet est né comme une évidence.

Sur le lieu…

Gufo a beaucoup appris dans son développement hors lieu, en itinérance, le seul problème c’est que le travail reste bénévole. Gufo a un statut d’association donc tout ce qui est produit financièrement par l’association est réinjecté dans les projets.

À côté chaque membre a une activité professionnelle à plein temps dans deux appartements, mais faire des allers-retours en permanence avec du matériel, devoir accueillir des artistes dans des espaces que l’on n’a pas, devoir travailler à distance… C’est quand même assez compliqué.

De se positionner comme itinérant·e·s permet d’être invité·e·s un peu partout et de ne pas être limité·e·s à un seul territoire, donc ça nous a amené à bouger dans beaucoup d’endroits, ce qui était vraiment chouette ! Mais physiquement c’est très éprouvant donc on ne peut pas tenir comme ça trop longtemps.

La différence d’avoir un espace c’est la possibilité de pouvoir accueillir, partager et c’est quelque chose qui nous tient à cœur. Mais à Marseille, on sait qu’il y a énormément de personnes qui sont dans la même situation, qui comme nous cherchent des espaces, des ateliers avec des conditions particulières, à des tarifs intéressants, parce qu’on n’a pas de fonds gigantesques.

On a eu besoin de ce temps-là pour refaire une petite économie pour que les projets fonctionnent, qu’on puisse aussi rémunérer les artistes un minimum. C’est quelque chose qui nous tient à cœur ! On ne peut pas parler de travail et de rémunération si on ne paye pas les gens. Ce qui bloque un peu sur certains projets parce qu’on a été confronté à ne pas pouvoir le faire, et souvent en travaillant avec des structures externes. C’est très difficile parce qu’on doit ajouter à une charge de travail une autre charge de travail pour soulever des fonds et réussir à payer les artistes. Quand on a un lieu ça permet d’avoir un peu plus d’humilité pour soi-même mais de respecter aussi un peu plus les autres donc c’est important, oui.

Lisa Mouchet, pour la série Mono, Gufo, Murmurations volet I, 2022, à la Friche la Belle de Mai, exposition produite par Fræme

Sur la rémunération…

L’idée c’est que l’on arrive à en vivre, que ce soit notre activité principale et que chaque membre puisse en vivre à minima. Même si on travaille 40 heures par semaine à côté ces emplois restent des jobs d’à côté, c’est alimentaire, ça paraît absurde mais c’est le cas ! Toute notre énergie, la créativité, le temps qu’on a de disponible on l’investit là-dedans, donc c’est quelque chose de très important.

On a cette toute petite chance en France de pouvoir utiliser les statuts associatifs pour créer des emplois aidés, dans des conditions particulières, mais qui permet de pouvoir se rémunérer par sa propre association. Mais il faut pouvoir prouver une économie, être capable de pouvoir payer un certain pourcentage sur un salaire, avoir une activité stable et régulière etc.

Et tout ce temps en itinérance ce sont des choses auxquelles on réfléchit, on apprend petit à petit. Mais le but c’est d’avoir un espace où on pourrait embaucher des personnes pour nous aider. Ce n’est pas que l’on soit une énorme galerie avec 50 employé·e·s, on reste à une échelle humaine. L’idée est que le bénévolat reste temporaire, c’est quelque chose de beau qui apporte beaucoup à beaucoup de personnes, mais lorsqu’il devient une contrainte ça ne fait plus sens… Il faut que ça reste toujours du plaisir, de la bonne volonté et que ça vienne d’une envie personnelle, mais pas d’une obligation ou le fruit d’une contrainte drastique. Le bénévolat ça reste du bénévolat et non pas du travail non rémunéré.

Sur les pistes pour pérenniser un lieu, une activité…

Un truc assez drôle quand on est arrivé·e à Marseille, on a rencontré beaucoup de personnes qui tenaient des espaces indépendants et qui nous disaient clairement : « c’est la bière qui paye le loyer ! »

Donc il s’agit de faire des événements à prix libres. Ce sont les événements qui permettent de récolter un peu d’argent. Le magazine est vendu en librairie, ce qu’il reste en bénéfice équivaut à peu près à un euro par magazine, c’est donc très peu. Ça nous coûte assez cher à produire et les libraires doivent elles aussi vivre et prennent donc une marge assez conséquente dessus. Ce qui nous permettrait d’avoir des revenus plus importants ce serait de pouvoir avoir un point de vente direct dans notre propre espace, il n’y aurait pas de frais supplémentaires. On fait des livraisons mais s’ajoutent des frais de port… C’est beaucoup de frais au total.

Des événements, des ventes d’objets, de multiples… et les banquets pour nous c’est quelque chose qui est essentiel et qui permet de créer une économie. Ce qui nous tient à cœur dans ses banquets c’est de réfléchir à la cuisine que l’on propose, on fait attention à ce que l’on fait, on essaie de fournir des efforts sur ce qu’on fait à manger pour pouvoir permettre aux artistes – concerné·e·s par ces conditions-là – de pouvoir accéder à des repas dans des espaces conviviaux à des tarifs abordables. Il y a beaucoup de gens qui font de « l’art culinaire » qui organisent des banquets mais les entrées sont entre 30 et 50 €… Des artistes même en allant au restaurant ne peuvent pas se le permettre, c’est trop, et ça s’adresse toujours à des publics qui ne sont pas concernés par ces situations-là. Donc c’est quelque chose qui nous tient à cœur, même si les bénéfices ne sont pas énormes, on est dans un espace d’art, que les artistes elleux-mêmes puissent manger en premier c’est important !

Sur le futur…

L’idéal serait de trouver un espace.

Deuxième idéal, arriver à tester ce système d’économie initiale, se plier à la règle de vendre pendant une semaine ces pains qui sont des multiples d’artistes. En sensibilisant sur le fait qu’en les achetant on pourra imprimer des publications et donner la parole aux artistes. De faire comprendre aussi que le fait d’acheter une partie de quelque chose d’un·e artiste lui permet de vivre. Et ce que l’on donne en retour c’est alimentaire, ce qui permet littéralement, en prenant le positionnement au pied de la lettre, de manger, et de faire comprendre qu’une toute petite intervention, de tout petits achats, de tout petits soutiens aident énormément les artistes au quotidien. Et que c’est nécessaire parce que la place des artistes dans la société est indispensable.

Si on arrive à avoir un lieu et à faire ça, c’est les deux gros objectifs du futur proche.

Sur l’anonymat…

Il y a quelque chose qui est important, c’est que l’on tient à être anonyme. Ce n’est pas forcément facile. Donc que nos noms ne soient pas cités, on se présente en tant que Gufo. Il n’y a pas d’individus, on peut dire qu’on est deux pour le moment mais il n’y a pas nos prénoms.

Ce projet on ne l’a pas fait pour nous, ce n’est pas quelque chose qui nous est adressé et destiné, sur lequel on construit nos identités personnelles. C’est un projet que l’on a initié pour que d’autres puissent se l’approprier, pour que ça concerne n’importe qui, pour qu’il n’y ait pas cette forme d’appropriation, d’aura, ou d’égo !

Que Gufo puisse être n’importe qui, qui se dit : « moi je pense avoir des savoir-faire, j’ai envie d’apprendre deux, trois choses, je partage ça et je donne ça » – instaurer cette logique-là.

Dans l’idéal ce serait bien qu’un jour on parvienne à ce qu’il y ait d’autres personnes qui, par exemple, puissent faire ce genre d’interview, et qu’il y ait une édition du magazine faite par d’autres personnes – ça c’est ce que on avait déjà commencé à faire. Dans les prochains numéros on a délégué complètement les questionnaires et les lignes directives, on les a donnés à des artistes et ont composé le numéro, sans qu’on ait aucune autorité de juger « oui ça c’est bon, ça ce n’est pas bon » (bien qu’il reste une grosse part de travail sur l’édition et surtout le graphisme). On présente le projet, après « tu en fais ce que tu veux ». C’est l’idée aussi qu’on soit capable de ne plus être là et de ne plus devoir gérer, contrôler, mais que ça puisse être quelque chose d’autonome.

Et qui veut, peut s’approprier Gufo pendant un moment.

Sur l’origine d’un positionnement…

Par nos propres expériences, le fait de devoir parler en sa propre personne, c’est toujours impressionnant. Quand on est artiste, il y a toujours des dimensions un peu intrusives, dans la présentation de ce que l’on fait, de ce que l’on est etc. Mais à un moment donné les artistes ce sont des personnes qui travaillent, on ne va pas dans un restaurant en demandant de quelles communautés s’entoure le chef cuisinier, est-ce qu’il a des enfants etc. Alors que ce sont des choses que l’on demande à des artistes et qui n’ont pas forcément lieu d’être.

Il y a quand même une forme de culture de starification des artistes, à se demander s’iels sont cools, s’iels sont beaux·elles, riches, bien habillé·e·s. Quand quelqu’un décide d’être artiste ce n’est souvent pas pour ça qu’iel le fait. L’anonymat c’est un moyen de déconstruire un peu toutes ces stigmatisations sur des sujets qui sont hors propos, qui peuvent être très impressionnants, empêchant beaucoup de personnes d’avancer, de créer, d’aller à la rencontre des personnes.

Ensuite c’est aussi par rapport aux institutions. Quand on demande à un·e artiste de faire un dossier pour demander des subventions, on lui demande presque son groupe sanguin ! C’est un travail monumental – on est sur pleins de disciplines différentes – et c’est un travail qui parfois n’aboutit pas. Par exemple, des artistes qui sont plutôt graphistes, qui travaillent sur l’image ou la photographie auront peut-être davantage de chances d’obtenir un dossier de subvention que quelqu’un qui ne travaille pas avec ces médiums.

Mais dans le même temps ça reste la condition de vie alimentaire des artistes, et il existe des inégalités. Avec l’anonymat par exemple, si un·e artiste souhaite développer un projet mais qu’iel n’arrive pas à le faire seul·e – parce qu’il faut passer par ses démarches etc. – iel peut passer par Gufo. On est une structure, on demande ces subventions pour ce projet avec cet·te artiste, ce qui permet éventuellement à l’artiste de développer son projet en se sentant plus soutenu·e, moins seul·e face à l’institution qui peut lui reprocher certains « manques », ou de ne pas rentrer dans certaines cases. Ça donne un peu plus de force l’anonymat. Parce que quand on demande des subventions, on nous demande le CV de Gufo, ce n’est ni complètement celui d’un des membres, ni celui de quelqu’un d’autre, donc on met les expériences qui peuvent le mieux correspondre. Pour l’instant on est deux mais on peut aussi être dix dans l’association si on le souhaite, on peut ainsi mettre une qualité, une expérience de chaque personne présente et construire de cette façon un CV béton ! Si quelqu’un a envie de faire un projet mais qu’iel n’est pas seul·e, qu’iel a dix personnes derrière ellui, c’est dix personnes qui vont pouvoir l’aider.

C’est, sur ce plan, la contrepartie intéressante de l’anonymat.

Ensuite, par exemple on a commencé à arrêter de faire des interviews nous-même parce qu’il y a beaucoup de questions qui revenaient, des questions qui nous sont posées à nous. Mais le but ce n’est pas que l’on parle de nous, le but c’est que l’on parle des artistes. Quand on fait ses conversations avec les artistes pour ce magazine – Hoot – on n’a pas de questions en retour. Le but c’est qu’iels parlent d’elleux, pas de nous. Ce n’est pas le but de faire notre autopromotion à travers notre propre magazine. L’anonymat permet donc aussi cette distance-là.

Le mot de la fin…

Faire un appel pour savoir si quelqu’un a un espace… je veux bien !

« On recherche un espace ! Allô ! » (rires)

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