Thomas Mailaender x Tuba
Discussion menée avec Thomas Mailaender, en charge de la programmation artistique pour Tuba.
Sur la naissance de…
Marion Mailaender, ma femme, est architecte d’intérieur. Elle a conçu pour un très bon ami et son cousin un lieu qui s’appelle Tuba situé dans le quartier des Goudes à Marseille – un ancien club de plongée, transformé en hôtel restaurant. Très naturellement il m’a demandé de créer une programmation d’art contemporain autour du lieu. Tuba fonctionne beaucoup en été : le lieu est lien direct avec les éléments, niché dans les rochers et les pieds dans l’eau. En revanche durant l’hiver, le lieu est plutôt vide. Il faisait donc sens d’imaginer un espace de résidence ou de programmation à ce moment-là de l’année.
L’idée est celle d’une carte blanche, la première a eu lieu l’année dernière. Nous avons invité Julien Berthier – un ami dont j’admire le travail – venu en résidence pendant six mois.
Moi-même artiste, je participe souvent à des résidences. J’en perçois parfois les travers et les bienfaits. À partir de mon expérience, j’ai donc imaginé un format de carte blanche totale, donnée à l’artiste invité·e. Le postulat est d’inviter les artistes pour une durée choisie, c’est elleux qui décident du temps de résidence. À côté, il est évidemment demandé de prendre en compte le lieu, parce qu’il est très fort, mais il semble difficile d’ignorer cet aspect-là. Également, être dans le Parc National des Calanques, quasiment dans l’eau, dans ce village des Goudes n’est pas anodin !
Fabriquer un projet peut être parfois très fugace, très facile à mettre en place. En revanche – comme avec Julien Berthier – la mise en œuvre peut parfois être plus ambitieuse. Il s’agissait de faire un bateau en six mois !
Il était donc important de communiquer sur ses modalités de résidences, à la fois à Tuba et à nos différents partenaires, pour expliquer qu’il n’y avait pas de timing arrêté ni de deadlines. Tous·tes ont accepté ce parti pris, cette liberté-là.
Sur ce qui est présenté à Murmurations #1…
Pour Murmurations nous présentons une pièce de Julien Berthier, l’Invisible.
C’est une invitation qui faisait sens. Tuba est un ancien club de plongée et de loisirs qui dispose toujours de trois places de bateau sur le port des Goudes, dont une restait vacante. D’un autre côté, Julien Berthier avait imaginé le Love Love, un voilier – un jeanneau ou un beneteau – qui était parmi les moins chers dans les années 70, crée pour une petite famille de quatre. Il en a modifié la coque pour faire en sorte qu’il soit en perpétuel naufrage tout en restant navigable. Seulement, cette pièce a été vendue par sa galerie à un armateur grec donc plus du tout disponible.
L’idée était donc d’imaginer un nouveau bateau. Julien est venu faire un repérage pendant une semaine, mais il souhaitait imaginer un modèle qui ait le moins d’impact possible sur le paysage. Constatant que l’on était dans un Parc National, qu’on y voyait déjà assez de jet skis et de bateaux l’idée lui est venue de concevoir une embarcation très discrète qui puisse se camoufler dans le paysage !
Il est donc descendu une nouvelle fois pour faire des photographies des rochers alentours et en a choisi un. Invisible est donc un fac-similé d’une des roches près de Tuba. Le tout dans l’idée de pouvoir se promener et sillonner les calanques de manière invisible.
En substance, le bateau devait être présent six mois durant l’été devant Tuba – un lieu fréquenté par un public pas nécessairement adepte de l’art contemporain – pour qu’il soit également utilisé comme plateforme de nage. Nous avons installé un corps-mort sous-marin pour pouvoir amarrer le bateau la journée.
L’idée était que des publics complètement différents puissent appréhender cette pièce, un facteur très important pour Julien et moi. C’est aussi pour cette raison que nous sommes amis, c’est une vision de l’art contemporain que l’on partage. À savoir une pièce qui ne soit pas forcément didactique mais qui soit accessible aux visiteur·euse·s, qu’il y ait la possibilité d’y adosser plusieurs discours. Finalement cette volonté s’est vérifiée. Elle faisait autant marrer les pêcheurs des Goudes, qui étaient sensibles à cette espèce d’ovni, mi-bateau mi-rocher, qu’elle suscitait l’intérêt des personnes du PAC ou d’Art-O-Rama. Il y avait une forme de consensus sur cette dimension physique. Une pierre qui flotte !
Sur la production de l’Invisible…
Cette première partie de résidence s’est très bien passée ; une période malgré tout très dense car à l’origine du projet nous n’avions qu’environ 5000€ de budget, très peu réaliste pour construire un bateau ! J’ai donc sollicité l’aide de Véronique Traquandi du Département des Bouches-du-Rhône. De fil en aiguille, nous avons collaboré avec Planète Émergence, une association habituée des interventions urbaines – à qui l’on doit notamment l’œuvre de Jean-Baptiste Sauvage sur le Vieux-Port – et le bateau en était une forme. Grâce à cette collaboration nous avons pu débloquer davantage de subventions.
Dans un deuxième temps, j’ai de mon côté démarché des entreprises à Marseille, notamment deux entreprises de peintures : Castellano et Sériès. La première est un fabriquant de peinture marine, de véritables experts. Pour peindre un faux caillou il faut de la peinture mate, or la peinture marine mate n’existe pas ! Ce type de peinture s’oxyde, la pluie se fige dessus, laisse des traces et donne vite un rendu sale. Circonspects, les ouvriers ont tout de même réussi à fabriquer une peinture spéciale pour notre projet. Quant à l’entreprise Sériès, elle nous a prodigué des conseils et donné du matériel pour appliquer la peinture. Nous avons également eu le soutien de Sud Yachting – un gros armateur de la rénovation de yachts et de bâtiment commerciaux – qui nous a donné un lieu de travail pour tout ce qui ne pouvait pas être fait dans mon atelier, comme la résine par exemple. Nous avons donc fédéré plusieurs entreprises autour du projet.
L’ensemble de cette dynamique – l’aide de Planète Émergence et des entreprises, les subventions, le financement de Tuba – nous a permis de construire le bateau en six mois.
Sur les artistes à venir…
Cette année nous accueillons Yto Barrada, une artiste marocaine basée à Brooklyn. Elle est une artiste plus internationale que Julien Berthier – représentée par la Pace Gallery de Londres – qui était ma professeure aux Arts Déco, et une proche également. Elle a racheté le plus vieux cinéma de Tanger – où elle a une résidence – il y a une vingtaine d’années et a fondé la Cinémathèque de Tanger, un lieu hallucinant, la seule cinémathèque qui existe en Afrique. Son travail tourne autour d’une forme d’opposition entre l’Europe et l’Afrique, sur cet état de frontière de la Méditerranée, entre pays du Nord et du Sud. C’est toujours un travail très politique, très engagé. Yto vient début juillet pour faire connaissance pendant trois ou quatre jours avec le lieu. Ensuite nous partirons de là pour fabriquer quelque chose. Je ne sais pas du tout où le projet peut nous mener, on tricote puis on voit ce que l’on montre et où.
Je fais des choix d’artistes qui sont logiques par rapport au lieu et au public qui n’est pas nécessairement habitué à l’art contemporain.
Sur la place de l’expérimentation…
Effectivement il s’agit d’expérimenter mais Tuba n’est pas un lieu où l’on peut produire, ce n’est pas un atelier. De mon côté j’ai un atelier en-dessous du Corbusier qui est un grand lieu que je propose comme base de production (c’est par exemple là-bas que l’on a fabriqué le bateau). Cet hôtel et plus largement son territoire, constitue davantage un lieu d’inspiration pour les artistes. Si je fais venir un·e écrivain·e ou un·e musicien·ne iel peut produire sur place, mais quand il s’agit un·e plasticien·ne dans le cadre d’une carte blanche, le lieu peut ne pas être tout à fait adéquat.
Yto fait parfois de la photographie mais en ce moment elle fait plutôt des teintures. C’est en partie pour cette raison que j’ai pensé à elle. Lors d’un moment de discussion elle m’apprenait l’existence d’un coquillage en Méditerranée tombé en désuétude qui s’appelle le pourpre, c’est un murex. Il était très utilisé dans l’Antiquité pour teindre en pourpre. Mais la couleur était tellement difficile à produire qu’elle coûtait chère, la technique a donc été abandonnée. Or je suis plongeur, je sais que du murex il y en a beaucoup à Marseille. Partant de ce constat je pensais lui proposer de relancer une forme de production de pourpre. Tout cela ce sont des discussions, j’ignore où notre collaboration nous mènera, ce sont des points de départ.
Sur ce qui sous-tend le projet…
L’idée est de fabriquer quelque chose dans un lieu assez exceptionnel entre plasticien·nes. Je suis plasticien, je ne fais pas un travail de commissariat. En somme, c’est comme si j’accueillais un artiste dans mon atelier et que je me mettais à son service pour fabriquer une pièce, ensemble ou pas, en fonction de ce que veut la personne. Avec Julien par exemple, il n’y a pas de question d’égo par rapport à ce que l’on fabrique. C’est moi qui aie fait toute la documentation du bateau, je n’ai pas demandé qu’il y ait mon nom accolé. Toutefois, ce n’est pas un projet en commun, c’est signé par l’artiste.
Généralement, mes choix sont orientés par mes goûts en tant qu’artiste, je fonctionne selon ce que j’aime et ce que j’ai envie de voir. J’aurais du mal à inviter un·e artiste conceptuel·le -même s’il y a évidemment beaucoup de choses à raconter sur son travail. Un·e artiste très minimal·e dans ce lieu qui est totalement maxi me parait peut-être dissonant. L’idée est que ce soit généreux et que ce que nous fabriquons puisse parler à plus de personne que celleux de l’art contemporain. Ma démarche pourrait être résumée ainsi.
Sur le futur…
Nous avons mis en place un projet avec un éditeur, RVB Books, qui édite tous mes livres depuis 15 ans. Il a beaucoup aimé le projet de Julien Berthier, nous allons, a priori, sortir un livre pour Art-o-rama, un recueil de cartes postales. À la fin du projet, Julien, pour remercier tous·tes les bénévoles et celleux qui ont aidé sur le projet, a chiné des cartes postales de vue marine sur lesquelles il y avait des rochers. Il a découpé un bout de rocher sur ces cartes et il a fait des mini-invisibles sur des cartes postales. Il en a quelques-unes, sa galerie a beaucoup aimé également et en a produites environs 200. Ce livre est le rendu de cette première année de résidence.
Et le souhait c’est qu’il y en ait plein, que ce soit une collection !
Il y a maintenant 27 ans que j’habite Paris. Je suis Marseillais, je suis né ici, je connais du monde. J’ai été absent pendant 25 ans et suis revenu il y a 3 ans. C’était important pour moi de fabriquer un projet qui permettrait de montrer des pièces, des rendus de résidences etc. Ce que je souhaite c’est que chaque fois les projets fonctionnent, que les gens soient heureux·ses d’être surpris par ce que l’on propose.