Agent Troublant
Discussion menée avec Lou Jelenski, co-fondateur et membre du collectif Agent Troublant.
Sur la naissance de…
On a créé l’Agent Troublant à trois en 2018. C’est parti de l’envie de faire quelque chose à Marseille – on était tous·tes les trois marseillais·e·s – et notamment dans le quartier du Cours Julien, où nous avons grandi. On avait envie de s’investir dans la vie locale, c’est quelque chose qui avait du sens pour nous. On a trouvé cet espace, fait des travaux – c’était à l’époque de la coupe du monde 2018 – et on a ouvert en juillet, ça a été très rapide. Pendant quelque temps on était trois à faire tourner l’espace, assez vite, l’un d’entre nous est parti. C’était beaucoup de boulot, de gérer un lieu culturel, surtout en bénévolat !
À ce moment-là on a lancé un appel autour de nous, dans nos cercles d’ami·e·s, d’ami·e·s d’ami·e·s, pour expliquer le projet et communiquer sur le fait qu’on avait besoin d’aide. Une nouvelle équipe de sept s’est formée, on a écrit les nouveaux statuts, on s’est donné une ligne directrice d’autogestion et on s’est organisé en association avec une direction collégiale. Il y avait cette volonté d’être horizontal, que chacun·e puisse s’investir, contribuer à la librairie, à la galerie et donner une identité singulière à l’Agent Troublant au travers de notre programmation. C’est un travail collectif et toute cette énergie que l’on donne apporte à la vie culturelle du quartier, de la ville, ce travail a du sens pour nous.
Sur la programmation…
On a une programmation assez dense, en moyenne un événement toutes les trois semaines, et surtout très diversifiée. Dans nos statuts, on a pour objet de promouvoir la micro-édition et les artistes émergent·e·s marseillais·e·s, et pas que, bien qu’on porte une attention particulière à la ville.
On essaie de montrer le travail de personnes qui n’ont pas nécessairement accès à d’autres lieux, plus institutionnels, qui rentrent peut-être moins dans ces cases-là. On essaie de donner voix à des artistes qui débutent, émergent et qui n’ont pas encore rencontré leur public.
C’est un peu comme le principe du fanzine, à l’origine c’est un média utilisé par et pour celleux qui n’en n’ont pas pour s’exprimer sur leurs passions ou pratiques. Il y a une dimension de marginalité dans l’origine du fanzine. On fonctionne aussi un peu sur ce principe-là.
On invite des artistes mais on est ouvert·e·s aux propositions, souvent les gens viennent à la galerie pour nous proposer des projets d’édition ou d’événements, on étudie alors les propositions à plusieurs.
Nous n’avons pas de ligne éditoriale définie, si ce n’est que dans la galerie comme dans la fanzinerie nous refusons les œuvres qui vont à l’encontre de la politique du collectif qui seraient misogynes, sexistes, racistes, tous les trucs en -iste ou en -phobe.
Finalement, l’idée c’est ça, de donner la voix à des personnes ou à des pratiques qui ne sont pas réellement mises en lumière.
Sur le fonds documentaire…
Le projet a pris cette forme-là mais il aurait pu en prendre d’autres.
Depuis longtemps je réfléchis sur le sujet de la gentrification, en faisant des recherches, plus je m’y intéresse, plus je constate des phénomènes liés à la gentrification, au changement rapide de la ville de Marseille. Je suis né et j’ai grandi ici, j’ai vu des changements très rapides, ça va très vite. C’est quelque chose qui m’affecte beaucoup, donc je travaille là-dessus, je fais des recherches tout le temps. Ça me tient à cœur de parler de cette problématique dans mon taff. J’essaie d’intégrer ces recherches un maximum, pour pouvoir donner de la visibilité à toutes ces thématiques.
A l’Agent Troublant on a aussi une réflexion sur notre position, pour comprendre comment on contribue à ce phénomène en ayant un lieu culturel qui a pignon sur rue, fréquenté par des artistes etc.
On voulait faire une proposition sur le sujet et on a profité de l’invitation de Fræme pour proposer une première fenêtre de travail.
Le projet n’avait donc pas vraiment de forme à l’origine, on voulait transmettre des informations sur la façon dont la gentrification s’opère, sur ce qu’est la gentrification, comment on est tous·tes impliqué·e·s. L’idée c’est de juste pouvoir informer – et moi le premier – et de pouvoir avoir de la matière à lire pour comprendre comment ça fonctionne et avoir un moyen d’action dessus. Il y avait aussi l’envie de faire un événement ou un projet d’exposition pluridisciplinaire, d’inviter des chercheurs et chercheuses qui ont un point de vue scientifique sur la question à partager leurs connaissances sur le sujet autour de tables rondes et de conférences. Il y avait aussi tout un volet autour de la cartographie pour pouvoir récupérer des données sur des achats et des ventes d’immobiliers à Marseille pour en apprendre plus sur l’évolution ces dernières années, tout en mettant à disposition des documents qui traitent de ces problématiques-là.
Un projet ambitieux qui nécessite beaucoup de moyens. Le projet s’est précisé avec l’invitation de Fræme, c’est devenu plus concret. On a simplifié notre proposition, on s’est orienté vers un fonds documentaire, la forme la plus en adéquation avec les moyens mis à notre disposition, tant humains que financiers.
Finalement le projet c’est de pouvoir mettre à disposition des informations là-dessus, de vulgariser des informations scientifiques par rapport à la gentrification pour que ça puisse être accessible à tous·tes un·e chacun·e et faire réfléchir à ce que c’est, ce qu’il se passe et peut-être même faire découvrir des problématiques à des personnes qui n’étaient pas du tout au courant.
En plus ça fait sens de pouvoir le présenter à la Friche, ce lieu symbolique de la gentrification malgré lui, qui s’est implanté à la Belle de Mai, un quartier populaire, et qui depuis 30 ans ne parvient pas à s’ouvrir sur l’extérieur malgré beaucoup d’initiatives. Et puis la période joue aussi, présenter cette exposition en été, quand il y a beaucoup de touristes, pour toucher une population pas nécessairement familière des problématiques locales mais actrice de ce phénomène par sa simple présence.
Puis le projet a fait rencontrer pas mal de monde, il y a un collectif qui s’est monté qui s’appelle « l’Observatoire de la gentrification » qui travaille exactement sur ces questions avec d’autres approches mais qui ne sont pas si éloignées et qui finalement met en relation plein de personne qui réfléchissent à ces questions.
Il y a eu plusieurs rencontres à « la Dar » pendant lesquelles on a pu échanger, ce qui a également permis de présenter le projet de fonds documentaire. Commencer à travailler sur ce projet met en lien avec plein de personnes qui se posent des questions, des collectifs et des associations qui travaillent là-dessus à Marseille. C’est donc très intéressant, c’est une façon de rentrer dans des dynamiques de recherche, c’est enrichissant pour tout le monde.
Puis ça lance le projet, il n’est pas terminé ce n’est qu’un premier rendu.
Sur les capacités d’action à son échelle…
On s’est posé beaucoup de questions sans avoir de réponses concrètes. On a réfléchi à mettre en place une forme de parité afin de montrer des travaux de personnes qui sont marseillais et marseillaises. On essaie de faire attention à avoir une parité mec/meuf.
Mais ça fait se poser beaucoup de questions – à quel moment quelqu’un est marseillais ? Toutes les questions autour de l’identité, c’est difficile, parce que Marseille est une ville très accueillante. Toute ma vie j’ai dit : « t’es marseillais en cinq minutes » , il n’y a pas de durée d’un an, deux ans, cinq ans. Chaque lieu à ses méthodes d’accueil, chaque ville, chaque endroit. Marseille c’est très accueillant, donc qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que pour exposer quelqu’un il faut qu’on regarde s’iel est né·e ici ? S’iel habite ici depuis tant d’années ? Ça pose beaucoup de questions.
Aujourd’hui on n’a pas trouvé de solution sur ce point particulièrement. Mais c’est aussi du bon sens, on essaie de ne pas donner de voix à des initiatives ou à ce qui nous paraît vecteur de gentrification. Je ne pense pas qu’on ait réussi à mettre en place quelque chose qui déjoue ces mécanismes, mais prendre conscience des comportements, des politiques publiques, des phénomènes qui jouent et activent le processus de gentrification c’est le premier levier pour l’action.
Le fait de travailler dessus ça permet de mettre en lumière des aspects qui accélèrent le processus et de ne pas les reproduire comme par exemple : augmenter les prix, faire des sous-locations avec des loyers plus élevés, faire venir des populations avec des formules alléchantes pour leur faire découvrir le quartier, aller chercher de la clientèle en dehors de la ville – et cætera – en leur disant : « c’est Marseille bébé viens c’est pas cher ! »
On n’a pas la solution à l’équation mais on travaille à visibiliser ses mécanismes. Le problème c’est que c’est systémique, ça tient à des dynamiques qui nous dépassent. Il faudrait arrêter le capitalisme et c’est un gros projet… on est dessus avec l’Agent Troublant !
Sur le nom…
C’est le premier truc qui est sorti quand on a fait un brainstorming pour trouver le nom du lieu. On en est toujours content·e !
Sur le futur…
Alors à part abattre le capitalisme et brûler les prisons…
Avec l’équipe on est dans une dynamique à géométrie variable, il y a autant de visions qu’il y a de membres dans le collectif. Mais on est accordé sur le fait qu’on a envie de continuer à faire des expositions, des événements, la librairie, le fond documentaire. On a réussi à créer un endroit qui a permis à pas mal de gens de se rencontrer, à pas mal de projets de se monter, il y a une utilité sociale ce lieu. On a envie de pouvoir faire perdurer ça.
On veut se structurer davantage, pouvoir rémunérer les personnes qui interviennent, les artistes et l’équipe aussi ! Ce qui n’était pas le cas jusqu’à maintenant, on avait peine à payer le loyer. Cette année on commence à faire de petits défraiements, c’est le début mais on est sur la bonne voie, on lutte à notre échelle contre la précarisation des artistes.
S’agrandir aussi, le local est super mais il est un peu exigu. On aimerait avoir plus d’espace pour voir les choses en plus grand et continuer nos activités, le festival Garces par exemple, proposer des ateliers, etc.
Sur un autre espace en dehors du quartier…
On n’a pas acté, on est bien au Cours Julien. On s’est installé là-bas parce qu’il y a une attache émotionnelle forte, on connaît tout le monde, la vie de village, tous·tes les commerçant·e·s, tous·tes les zonard·e·s par leurs prénoms, c’est la famille ! On se voit mal aller aux Chartreux au Panier, ce serait vraiment un parti pris. Mais à voir, il faut toujours se laisser surprendre. Ce n’est pas inenvisageable mais on ne l’a pas encore envisagé.
Le mot de la fin…
C’était intéressant de participer à Murmurations pour plusieurs raisons. C’était une belle aventure. C’est drôle, on est passé par différentes phases, c’était bien de faire ça avec d’autres structures dont quelques-unes qu’on connaissait, de voir ce que cette invitation mettait en lumière et ce que ça faisait ressortir comme questionnements.
Puis ça a évolué, entre les questions que tu te poses et la vision que t’as de cette collaboration au début puis celle que t’en as quand le vernissage est passé. Tu peux te rendre compte effectivement à quoi ça ressemble, ce ne sont plus des projections, c’est très différent. C’était intéressant pour nous, même si c’était énormément de travail non rémunéré, que ça nous faisait encore une fois travailler de manière bénévole, en plus du travail à fournir dans notre espace. Ma vision de cette collaboration a évolué petit à petit. Tout n’était pas parfait mais chacun, chacune s’y est retrouvé·e quelque part.
Pour nous c’est mission accomplie d’avoir pu mettre à disposition le fond documentaire. Ça a eu plus d’impact que si on l’avait fait chez nous. C’est top !
Le dernier mot de la fin…
Depuis le début, il y eu pas mal de personnes qui sont venues qui ont participé puis qui sont reparties – parce qu’on ne peut pas bosser gratuitement toute notre vie. Le collectif est composé de gens qui viennent de milieux, de villes, d’expériences différents, ce sont ces identités multiples qui ont fait et qui continuent de faire la force de l’équipe, qui l’enrichissent. L’Agent Troublant est une entité plurielle et c’est ce qui fait notre collectif.